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La nouvelle eut l'effet d'un raz-de-marée médiatique, reléguant à l'arrière-plan les revers de campagne du candidat Al Gore ou les incendies de forêt de Los Alamos. Chacun y allait de son commentaire : ma voisine. Chic Cherylj et son caleçon en lurex qui lui moulait les fesses comme s'il s'était agi de trophées, m'en rebattait les oreilles à chaque occasion. Mary Alice Mahoney Schlesinger Goldfarb m'avait laissé trois messages pantelants sur mon répondeur –et par trois fois je rendis grâce au ciel pour l'invention du filtrage d'appels.
J'avais également recueilli le point de vue de deux de mes collègues de Sainte-Elizabeth, ainsi que celui de mon directeur de thèse de l'université de New York, et de Claymore Katz, un ex-copain de fac de Bob devenu avocat en droit pénal. Est-il besoin de dire que Geoff le postmoderne avait appelé lui aussi pour savoir :
a) si je ne pensais pas que c'était le comble de l'ironie de retrouver un parangon de la bonne société new-yorkaise en train de flotter entre deux eaux dans sa propre piscine ;
b) si j'avais envie d'aller voir une reprise d'En attendant Godot.
Je rappelai sa boîte vocale pour dire que :
a) je ne voyais pas ce qu'il entendait par le comble de l'ironie ;
b) non merci.
Nancy m'appela, elle aussi, mais uniquement pour s'assurer que j’étais bien rentrée chez moi et que je n'étais pas en train de jouer les Sherlock Holmes à la petite semaine dans l'espoir d'attirer l'attention d'un certain lieutenant de la Brigade des homicides de Nassau. Toujours est-il qu'aucun d'eux ne fut en mesure de me fournir le moindre supplément d'information, ce qui, soit dit en passant, ne nous empêcha pas de papoter à perte de vue.
Le lendemain matin, je m'installai à la table de la cuisine, fermement décidée à corriger les dernières copies de l'année sans me laisser distraire par des histoires de meurtre. Je devais bien ça à mes élèves, de braves gosses pour la plupart, ou des retraités pleins d'énergie venus sur le tard aux études universitaires. Hélas, aucun d'eux n'avait l'étoffe d'un intellectuel. A une question aussi basique que « Décrivez les programmes mis en place par l'administration Roosevelt afin de venir en aide aux éléments les plus défavorisés de la vie économique », j'obtenais des réponses exhaustives du style « FDR = brain-trust » ou encore « mesures d’urg. Réformes banc. soc. Et éco. + Aide aux agr. ». Pour être tout à fait franche, je ne vous cacherai pas qu'après avoir atteint mon but, à savoir devenir chargée de cours à l'université, force me fut de constater que je n’aimais pas enseigner. En fait, ce que j'aimais, c'était étudier l'histoire et en discuter, si possible avec des gens qui avaient quelque chose à m'apprendre.
Après une heure de boulot, je m'accordai une pause-café et une brève incursion sur le Web. Là, j'appris que l'expert légiste de Nassau avait terminé l'autopsie et conclu (au terme d'une procédure si répugnante que je n'osais même pas l'imaginer) que la femme retrouvée dans la piscine des Logan était morte d'une balle de revolver dans la tête. L'état du cadavre laissait supposer que la mort était survenue à l’époque de la disparition de Courtney, le soir d'Halloween. En outre, l'examen dentaire confirmait ce que tout le monde savait déjà : le corps était bien celui de Courtney Logan. Juste à ce moment –là. Dieu merci, le téléphone sonna.
— Salut ! lança mon fils d'une voix de basse d'opérette, un style musical qu'il n'affectionnait pourtant pas particulièrement. M'man, t'es au courant ? Ils ont retrouvé le corps de la bonne femme. Dans la piscine de sa propriété, à Shorehaven Farms !
Pour un cinéphile polémiste qui ne manquait jamais de porter le deuil lors de funérailles nationales, il semblait étonnamment jovial.
— Tu la connaissais ? Me demanda-t-il.
— Non, concédai-je à regret. Je ne crois même pas l'avoir croisée une seule fois.
Je reposai mon stylo rouge sur un dossier bleu où j'avais tracé un grand C. Oh, et puis tiens, je saisis mon stylo et agrémentai le C d'un gros +.
— N’y-a-t-il pas un film qui commence avec un cadavre dans une piscine ? M’enquis-je, l'air songeur.
— Boulevard du Crépuscule, suggéra-t-il d'une voix exagérément polie.
— Sénilité précoce, ricanai-je sans obtenir le moindre
« Ah ! Ah ! » Réconfortant en réponse. Avec… tu vois qui je veux dire. William… euh, quel est son nom déjà ?
— Holden.
Qu'y a-t-il de plus humiliant pour une mère que d’en– tendre soupirer d'agacement un enfant qui la trouvait jadis irrésistible ?
Eh bien, qu'est-ce que tu en penses ? Insista Joey, changeant subtilement de sujet avant que je ne sorte une énormité grosse comme moi. Je veux parler de la femme qu'ils ont retrouvée.
— Elle s'appelle Courtney Logan, l'informai-je.
— Qui a fait le coup d'après toi ? Le mari ?
— J'en doute, à moins qu'il soit complètement idiot.
Tout en mâchonnant le bout de mon stylo, je me demandai si je ne ferais pas mieux de m'abstenir de discuter de ce meurtre. Car je risquais de m'emballer, et je savais par expérience que l'enthousiasme échevelé et d'une femme ménopausée n'a rien d'attendrissant pour un jeune homme ayant atteint depuis peu l'âge adulte. Mais c'était plus fort que moi, je me lâchai.
— Ecoute, fiston, lorsqu'une femme disparaît, tu peux être sûr que le mari est le premier à être soupçonné. Imaginons néanmoins, juste histoire de lancer le débat, que Greg Logan n'est pas complètement débile – après tout il est diplômé de Brown – et qu'il décide de supprimer sa femme.
— OK, dit Joey soudain haletant, comme un gosse à qui on vient de donner l'autorisation de regarder une dernière fois Le Retour du Jedi.
— Bon, soyons clairs, je ne suis pas en train de dire que Greg s'est assis et a mûrement comploté son forfait.
Disons plutôt qu'il se serait agi d'un crime passionnel commis sur un coup de tête. Dans ce cas, explique-moi pourquoi il aurait balancé le corps de sa femme au seul endroit où il était certain qu'on le retrouverait au printemps, voire avant ? Et dans sa propriété, de surcroît ? Pourquoi ne pas la déclarer disparue, tout simplement ? Car même si tout le monde supposait qu'elle était morte, personne ne savait où elle était.
— Dans ce cas, si personne… ne réfléchit Joey à voix haute.
— Il n'y a aucune, absolument aucune, preuve qu'un meurtre a été commis. Il n'y a qu'une présomption. J'ai toujours entendu dire qu'il était extrêmement difficile d'obtenir une condamnation quand le corps de la victime n'avait pas été retrouvé. Mais maintenant, sa mort – son assassinat – est un fait avéré.
— Sauf que le Greg en question est peut-être un crétin notoire, hasarda Joey. Ou un psychopathe. Ou qu'il a tout simplement cédé à la panique et voulu se débarrasser du corps, point final. Sauf qu’après avoir repris ses esprits, il n'a pas réussi à repêcher le corps.
— Peut-être… qu'il n'y est pour rien, supposai-je.
— Mais peut-être… qu'il a fait le coup parce qu'on lui a forcé la main.
— Ne me dis pas que tu penses à une conspiration à la Oliver Stone ?
— Non. Ecoute, m'man, imagine qu'il ait décidé de prendre le risque parce qu'il avait besoin du cadavre pour pouvoir toucher l'assurance-vie – et qu'il a laissé passer plusieurs mois pour effacer toute trace du crime. Ou alors ça n'est pas le mari qui a fait le coup. Mais son père, le fameux truand, qui a payé des tueurs.
— Mais pour quelle raison ? Parce que Courtney avait oublié de lui fêter son anniversaire ? Joey, même si Fancy
Phil avait voulu se débarrasser de sa belle-fille, pourquoi aurait-il balancé le corps à l'endroit le plus compromet tant pour son fils ?
— Parce qu'ils avaient eu un différend ?
— Possible, mais de là à jeter le cadavre à un endroit où ses petits-enfants avaient toutes les chances de le retrouver…
— Tu parles de Fancy Phil comme s'il s'agissait d'un type normal. Si c'est une brute épaisse, tu crois vraiment qu'il se soucie de ménager la sensibilité de ses petits enfants ?
Quelques minutes plus tard, après avoir élaboré plusieurs autres théories et discuté de l'intrigue peu vraisemblable du Grand Sommeil, nous raccrochâmes. Sans doute avais-je perdu momentanément le fil, car lorsque je baissai les yeux, je constatai que je tenais encore un stylo à la main. Le mien. Et qu'il avait pris des notes tout seul.
1. Greg Logan ?
2. La fille au pair ?
3. Courtney avait-elle un amant ???
4. Un ennemi de Courtney du temps où elle faisait du conseil en placements ? Ou avant cela ?
5. La petite amie de Greg ??? Drame de la jalousie ???
6. Rôdeur/psychopathe ???
7. Fancy Phil a fait le coup/ou ses ennemis ???
Juste à ce moment-là je réalisai que j'avais écrit sur la copie d'examen d'Amanda Gerrity, une jeune femme silencieuse à la peau laiteuse ornée d'un nombre inquiétant de piercings. Je déchirai la page et transférai le C+ sur la suivante en gribouillant une excuse comme quoi j'avais renversé du café. Tout en m'efforçant de ne pas penser à la douloureuse opération consistant à vous incruster une bille d'argent dans la langue, j'étudiai ma liste d'hypothèses. Oublie ça, m'intimai-je en chiffonnant la feuille bleue, puis en traversant la cuisine d'un pas résolu pour la jeter à la poubelle.
Trois heures plus tard, ce fut ma fille, Kate, qui appela. Entre-temps j’avais déjeuné d’un reste douteux de salade niçoise – et survécu – et corrigé sept autres copies.
— M'man, lança Kate d'une voix dynamique.
A deux cent soixante dollars de l'heure, ma fille était une employée modèle qui se dispensait de salutations inutiles du style « bonjour » quand elle m'appelait pendant les heures de bureau.
— Bonjour, ma chérie !
— Je n'arrive pas à y croire. Comment se fait-il que Tune m'aies pas appelée ?
— A quel sujet ?
— Au sujet de l'assassinat.
Kate était d'humeur guillerette, qualité qui risquait de disparaître au sein d'un cabinet d'avocats spécialisés dans le droit des sociétés, les clients de Johnson, Bonadies et Eagle n'étant pas à proprement parler une bande de joyeux drilles. J'étirai le fil du téléphone jusqu’à réduire les tortillons à une ligne droite et allai repêcher ma liste d'hypothèses dans la poubelle parmi les restes odorants de salade niçoise. Le tenant aussi éloignée que possible de mon nez, j'énumérai à haute voix chaque option.
— Que te dit ton instinct ? S’enquit ma fille.
— Pas grand-chose. Vu que je ne sais pas comment est le mari. Tu as le temps de causer un peu ?
— Bien sûr, fit-elle avec indulgence.
— Bon. Il y a une fille au pair dans l'histoire, allemande ou autrichienne. Pin-up ou laideron ? Pas la moindre idée. En tout cas, le bruit court qu'elle aurait eu une liaison avec le mari. A part qu'elle a vingt-deux ans, on n'en sait guère plus.
— Pas un délit majeur dans l'Etat de New York, commenta Kate d'un air rêveur.
Juste au moment où j'allais reprendre la lecture de ma liste, j'eus un brusque accès de lucidité. Tiens, tiens. Comme par un fait exprès mes enfants m'appelaient tous les deux le même jour pour discuter de l’affaire Courtney Logan. Sans doute qu'après concertation ils en étaient venus à la conclusion que, l'année universitaire touchant à sa fin, je risquais de broyer du noir si je ne trouvais rien à me mettre sous la dent pour m'amuser. M’amuser ? Disons que la dernière fois qu'ils m'avaient vue, quelques jours plus tôt, à l'occasion de la fête des Mères, ils avaient nettement perçu les limites de la psychopharmacologie. Ainsi donc, mes deux chers petits essayaient de trouver un moyen de me redonner goût à la vie, en m'encourageant à essayer d'élucider un meurtre. Quelques instants plus tard, je gratifiai mon aînée d'un au revoir résolument optimiste. Après quoi je partis en quête des pages jaunes.
Deux jours plus tard, Mack Dooley, de l'entreprise Piscines, etc., un tout petit homme muni d'un mètre ruban interminable, se présentait chez moi.
— J’espère que vous allez opter pour le système Gunite, madame Singer.
Tout en parlant, il agitait la main, faisant signe à son assistant, un blondinet à la coupe branchée et à l'œil vide, de reculer avec le mètre afin de me donner une idée de la longueur de la piscine.
— Pour ne rien vous cacher, monsieur Dooley…
— Appelez-moi Mack, m'invita-t-il gaiement.
Pour un homme aussi petit, il avait des bras étonnamment longs. N'eût été l'absence de poils, il ressemblait à un de ces chimpanzés en casquette de base-ball que les anthropologues exhibent à la télé pour démontrer que l'être humain n'est pas le seul à savoir utiliser le langage et les outils.
— Comme je vous l'ai dit au téléphone, lui rappelai-je, ce n'est qu'un projet. Rien n'est encore décidé et…
— Je comprends, mais dans une propriété comme celle-là…
Mack Dooley jeta un coup d'œil en direction de la maison de style Tudor, en brique et pierre apparente et fenêtres à meneaux, pas franchement imposante mais solide, le style de baraque en faveur chez les fourreurs d'Henry VIII.
— … vous n'allez tout de même pas mettre du vinyle ?
Il réprima à grand-peine un frisson.
— J'imagine que vous voulez un bassin peu profond, pas plus d'un mètre vingt de fond ?
J'acquiesçai.
— Et quinze mètres de long, j'imagine. Quoique, avec un terrain comme celui-là, vous pouvez aller jusqu'à vingt sans problème. Et quand tout sera fini, vous me direz :
« Merci, Mack, vous avez bien fait d'insister. »
— Vous pourriez me faire un devis pour les deux, suggérai-je en me tournant vers lui pour le dévisager ouvertement. Mais dites-moi… ce ne serait pas vous que j'ai vu à la télé récemment ?
Il hocha modestement la tête, mais ses yeux pâles, lumineux dans son visage bruni par le soleil, brillaient de fierté.
— Fichtre, vous avez dû avoir un sacré coup en la trouvant dans cet état.
— Ouais, faut dire que c'était pas beau à voir. C'est vrai que d'une année sur l'autre, il m'arrive de trouver un chat crevé en débâchant une piscine. Mais ça, c'est autre chose.
— Vous avez pu l’identifier ? Mack Dooley secoua la tête.
— Elle flottait… Vous êtes sûre que vous pouvez entendre ce genre de détails ?
Je l'encourageai d'un hochement de tête.
— Mais la bouche en bas, si bien qu'on ne lui voyait que le dos. Au début, j'ai cru que c'était une grosse bestiole, un raton laveur ou un de ces gros clebs à huit cents dollars qui tombent raides morts en atteignant l'âge de sept ans. Et puis soudain, bon Dieu, qu’est-ce que je vois ? Un corps. On distinguait nettement la nuque et une partie de l'oreille. Alors je dis à John, mon assistant, précisa-t-il en pointant le menton en direction du jeune homme posté à l'autre bout du mètre ruban : « Sors de là, petit. » Puis je lui lance mon portable et je lui dis :
« Appelle le 911 » Je voulais pas qu'un môme voie ça.
— Le corps était en état de décomposition avancée ?
— Comment dire ? Elle était retournée, face vers le bas. Mais le peu qu'on voyait n'était pas bien joli.
Mes questions ne semblaient pas le déranger. Après trois jours d’interrogatoire, mais également d’interviews et de sollicitations de la part des voisins, l'homme semblait résigné aux inconvénients de la célébrité.
Je demandai :
— Elle était habillée ?
— Ouais, mais ses fringues n'étaient guère en meilleur état qu'elle.
— Que portait-elle ?
Il croisa les pouces sur la ceinture de son jogging en nylon gris, puis pinça les lèvres et tordit la bouche de droite et de gauche tout en réfléchissant. Apparemment, personne ne lui avait encore posé cette question.
— Un blazer, ou quelque chose de ce genre.
— De quelle couleur ?
— Difficile à dire. Foncé à l'origine, mais la couleur avait passé. A cause du chlore, j'imagine. A part son dos on ne voyait rien. C'est pour ça que j'ai tout de suite pensé : raton laveur. Vous savez, quand on apprend à nager et qu'on vous dit de faire la planche ?
— Oui.
— Eh bien, Mme Logan, elle faisait pas vraiment la planche. On lui voyait ni les bras ni les jambes. Ils devaient être sous elle, quand l'eau a stagné pendant plusieurs mois, elle est pas franchement limpide. Cela dit, vous en faites pas pour votre piscine, m'dame Singer. On a beau mettre un tas de produits, y a des algues et des saloperies qui se développent pendant les mois d'hiver. Mais un bon nettoyage à l'acide vite fait bien fait au printemps et vous avez de l'eau propre tout l'été.
Tout compte fait, l'idée d'une piscine ne me semblait pas si extravagante. Quelques brasses le matin avant de partir au boulot, et encore un petit plongeon le soir. Du coup, je pourrais avoir des bras étonnamment fermes, comme les femmes qui portent des cols roulés sans manches, ou organiser des barbecues autour de la piscine, ou même contempler le coucher du soleil étendue sur un matelas pneumatique, un verre de chardonnay à la main. A cette idée ma tête se mit à dodeliner d'elle-même.
— Vous la connaissiez ? M’empressai-je de demander de crainte qu'il ne prenne mon hochement de tête pour un consentement. Je veux parler de Courtney Logan ?
— Ouais. C'est à elle que j'ai eu affaire quand j'ai installé la piscine. C'est elle qui m'a engagé pour assurer la maintenance.
— Quel genre de femme était-ce ? Je marquai une pause.
— On a dû vous poser cent fois la question, ajoutai-je.
— C'est pas grave, répondit Mack galamment. Une femme charmante. Mais qui avait le sens des affaires, si vous voyez ce que je veux dire. Une vraie dame. « Bonjour, comment allez-vous ? J'espère que vous avez passé un bon week-end. Et patati et patata. » Pas pimbêche pour deux ronds, rien à voir avec ces –j'espère que vous me pardonnerez de dire ça, mais vous n'en faites pas partie… –ces jeunettes qui arrêtent de travailler pour élever leurs gosses, mais qui veulent prouver au monde entier qu'elles en ont. Des vraies peaux de vache. Mais pas Mme Logan. C'était un vrai plaisir de traiter avec elle.
— Elle était dure en affaires, disiez-vous ? Elle n'a pas cherché à négocier votre devis ? N'ayez crainte, le rassurai-je comme il avait l'air d'hésiter, si je me décide, vous dégagerez un bénéfice. Je n'ai pas le sens des affaires.
Il pressa un bouton et son mètre ruban se rembobina en fendant l’air avec un sifflement. Le blondinet regagna le camion d'un pas nonchalant.
Mack Dooley me sourit de toutes ses dents déchaussées, un sourire réconfortant dans un univers où l'orthodontie règne sans partage.
— Je peux vous dire qu'elle en connaissait un rayon en affaires. Chaque fois que son mari s'apprêtait à signer un document, elle lui disait : « Greg, je crois que nous devrions nous accorder un jour de réflexion. » Mais toujours avec gentillesse. Elle était tellement charmante qu'on ne pouvait pas lui en vouloir.
Je me remémorai la photo publiée dans Le Phare. C'est vrai que Courtney avait l'air de quelqu'un de charmant.
— Vous pensez que c'était elle qui portait la culotte ? Il secoua la tête.
— Non, je crois pas. Mais disons que son mari était du genre coulant.
— La police vous a interrogé à son sujet ?
— Plutôt, ouais !
— Qu'est-ce qu'ils voulaient savoir ?
— Si c'était un violent. Si je les avais déjà vus se prendre le bec. S'ils avaient l'air de bien s'entendre.
— Et c'était le cas ?
— A priori, oui.
Il se massa le menton d'un air rêveur. Sa barbe nuis-sante rendit un son de papier de verre.
— Quoi d'autre, déjà ? Ah, oui, ils m'ont demandé si j'avais remarqué quelque chose de louche entre le mari et la fille qui garde les gosses.
Je haussai discrètement les sourcils pour l'encourager à poursuivre.
— Je l'ai aperçue plusieurs fois autour de la piscine avec la petite fille. Pas causante, la fille. Et pas vraiment mignonne. La raie au milieu et une tignasse qui pendouille de chaque côté, comme une lavette humide. Mais bon, j'suis pas un spécialiste. Peut –être que les jeunes d'aujourd'hui, elles trouvent ça beau, les cheveux coiffés comme ça.
— Que leur avez-vous répondu au sujet de Greg Logan et de la fille au pair ?
— La vérité. J'ai rien remarqué. Si j'étais Logan, j'échangerais pour rien au monde ma jolie petite femme blonde. Bon, c'est vrai que la fille était plutôt bien roulée. Et puis, entre nous, comment voulez-vous que je sache ce qui se passe dans la tête d'un autre type ?
Bien vu. De telle sorte que, trois jours plus tard, par un dimanche après-midi au ciel particulièrement gris, je décidai de ne rien rapporter de ma conversation avec Mack Dooley à Nancy. Je n'avais aucune envie qu'elle me sermonne sur ce qu'elle considérait comme ma fixation – non pas sur les énigmes policières, mais sur Nelson Sharpe. C'est pourquoi je m'enquis poliment :
— Pourquoi un belvédère, à part pour faire joli ? Nous étions en train de nous frayer un chemin à travers le petit bois qui jouxtait sa maison, en sautillant prudemment pour éviter les ronces et les orties déjà si touffues qu'elles étouffaient les primevères.
— Sans compter qu'en l'installant ici tu ne pourras même pas l'apercevoir depuis ta maison.
Nous nous retournâmes pour jeter un coup d'œil en arrière. Seul le rebord du toit en ardoise de la gigantesque propriété victorienne des Miller était visible à travers la jeune frondaison.
— Certes, tu pourrais apporter un livre pour bouquiner en plein air. Mais tu avoueras que, question confort, un banc de bois ou une chaise en fer forgé, ça n'est pas l'idéal pour lire. Sans compter qu'avec cette lumière il te faudrait un bouquin imprimé très gros, ajoutai-je en levant les yeux vers les chênes, érables et autres essences.
— J'ai besoin d'un endroit à moi, me confia Nancy, plus désespérée que véritablement froissée. Larry va recommencer son chantier.
Tous les cinq ou six ans, son architecte d'époux cédait à une nouvelle vision artistique. La grande vieille demeure était alors entièrement vidée de ses tripes –place au blanc, murs, planchers et mobilier ; à un immense espace carrelé de tomettes qui faisait office de cuisine-salle à manger-salon-bureau-bibliothèque ; ou à une orgie de stucs rococo qui donnaient aux petits coins des allures de salle du trône.
— Bah, soupirai-je, en marquant une pause pour admirer une forêt miniature de fougères, mieux vaut pour toi qu'il change de style plutôt que de femme.
Nancy haussa les épaules.
— Je n'en suis pas si sûre. Ai-je vraiment besoin de lui ?
— Tu l'aimes.
— Tu es une indécrottable romantique, Judith, dit-elle en secouant la tête, attristée par ma naïveté. Certes, il est facile d'être romantique quand on n'a plus de mari à sup porter. Comment pourrais-je aimer un homme qui veut laisser à la postérité une salle multimédia de style gothique ? Tu sais ce qu'il m'a sorti, hier soir, après l'habituel coitu snauseus ? « Nancy, le gothique est le seul style architectural moralement correct. » Si ça continue comme ça, il va se faire tonsurer et porter une robe de bure. Il n'a que cinquante-huit ans, mais je crois qu'il est atteint de sénilité précoce. Bientôt je vais devoir lui mettre des couches culottes.
— Sans vouloir en rajouter, je te rappelle tout de même que vous n'avez que trois ans d'écart, lui et toi. Mais, bon, pour une femme de cinquante-cinq ans, tu es superbe. Et même si tu en avais quarante, tu serais superbe. Pourquoi faire une fixation sur ton âge ?
Posant ses mains sur les hanches étroites de son jean serré à taille basse, Nancy glapit :
— Chut !
— Tu connais ma nouvelle devise ? Demandai-je.
— Régurgiter de A à Z tout le psycho-bla-bla que tu entends à la télé.
— Non, dis-je. Toujours regarder la vérité en face.
— La vérité ? C'est Viagra trois fois par semaine. La seule chose qui ne soit pas ramollo chez Larry, c'est sa quéquette. Et à propos de ramollo, si j'étais toi, je tire rais un trait définitif sur le flic dont tu t'es entichée. A l'heure qu'il est, il doit avoir besoin d'une attelle. De toute façon tu n'en fais qu'à ta tête. Vous avez eu une passade il y a vingt ans, mais c'est l'amour de ta vie, c'est ça ?
Je posai à mon tour les mains sur mes hanches.
— Je te signale que ce n'est pas moi qui ai abordé le sujet.
— Non, mais c'est tout comme. Tu n'arrêtes pas de penser à lui.
— Tu te goures complètement, mentis-je.
— Et tu te demandes pourquoi tu n'arrives pas à rencontrer un chic type qui…
— Absolument pas. C'est toi qui te poses ce genre de questions.
— Il est marié, Judith.
— Mais pas avec la même.
Nancy s'arrêta net devant un fourré de bambous.
— Bon, d'accord, il est avec une autre.
— Et ça ne marche pas
— Comment le sais-tu ? Vous n'avez fait que vous croiser il y a un an.
— Il m'a rappelée ensuite, protestai-je sans conviction.
— Ah, oui, c'est vrai, et vous avez causé pendant quatre secondes.
— Nous avons discuté pendant quelques minutes. J'ai senti à sa voix qu'il n'était pas heureux. De toute façon, il n'est plus aux Homicides. Il a pris la tête d'un autre service, les enquêtes spéciales. Ou quelque chose de ce genre. Et ne t'en déplaise, c'est moi qui ai raccroché la première, en disant : « C'est gentil d'avoir appelé. »
— Bien sûr. Après quoi tu es tombée dans les pommes.
— Je ne tombe jamais dans les pommes.
Je n'aimais pas me quereller avec elle. Piquer une gueulante quand j'étais au boulot, d'accord, envoyer paître le directeur du département d'histoire qui voulait me coller quatre classes supplémentaires à la rentrée, de quarante élèves chacune, pas de problème, mais me chamailler avec ma meilleure amie, non. Nancy avait cette capacité des journalistes à encaisser les piques sans jamais baisser la garde. En fait, la confrontation semblait l'amuser. C'est pourquoi je détournai les yeux, et me perdis dans la contemplation de sa maison dont on n’apercevait d'ici que le toit et ce qui ressemblait (mais je n'en aurais pas mis ma main à couper) à un tilleul. Je me gardai cependant de lui poser la question, de crainte qu'elle ne devine que je cherchais à changer de sujet. Naturellement, Nancy, elle, aurait su me dire s’il s’agissait ou non d’un tilleul. J'ai toujours pensé que les protestants étaient dotés d'un sens inné de la botanique, qui leur rendait méprisables les béotiens dans mon genre.
— Mais au fait, finit-elle par dire, voilà trois quarts d'heure que nous bavardons, et tu n'as pas dit un mot concernant Courtney Logan. Parce que tu voudrais me faire croire que tu ne t'intéresses pas à cette affaire, et donc pas à lui ?
Précisément. C'est pourquoi je rétorquai :
— Pas du tout, mais je t'ai écoutée délirer sri les belvédères…
Sans pouvoir en placer une, songeai-je par-devers moi.
— Tu ne veux pas connaître des détails que la presse n'a pas divulgués concernant les blessures à la tête.
— Les blessures ? M’étonnai-je. Je croyais qu'il n'y avait eu qu'une seule balle.
Nancy fit mine d'être parfaitement détendue. Elle ôta son pull –une petite chose légère couleur pêche, faite en poils de pubis de chèvres indonésiennes, le must en matière de maille, maintenant que le cachemire était passé de mode –puis le noua autour de sa taille.
— Des blessures ? Répétai-je. Au pluriel ?
— Il semblerait qu'on lui ait tiré deux balles dans la tête. La première l'a tuée. La deuxième… pour quoi faire ? Une histoire d'assurance peut-être.
— Sait-on de quel genre d'arme il s’agit ?
— Le médecin légiste le sait sûrement. Mais moi pas.
— Tu es certaine que les deux balles provenaient de la même arme ?
— Non.
— Est-ce que tu peux te renseigner ?
— Non, Judith. Je ne m'occupe pas des affaires criminelles. Je suis responsable de la rubrique débats – sur la santé, sur l'éducation bilingue… Vendredi j'ai coupé d'un tiers un plaidoyer pour le dessalage, dit-elle en secouant gracieusement sa chevelure auburn savamment coupée à ras des épaules.
— Tu ne pourrais pas demander à un des types qui couvrent l'affaire Logan…
— Ecoute. Tu me dis toujours que je ne devrais pas boire. Eh bien, moi je pense que tu ne devrais pas t'occuper de ce genre d'affaires. Bon, d'accord, il y a vingt ans, tu as pris ton pied en essayant de découvrir qui avait assassiné un dentiste véreux. Et tu as découvert que le monde s'étendait bien au-delà de ton lopin de terre. Et puis tu t'es fait sauter. Mettons, aimer. Parfait. Moi, je fais ça tout le temps.
Rien de tel pour garder le teint frais.
Dans l'esprit de Nancy, Dieu avait fait don à Moïse de neuf commandements sur le mont Sinaï. En trente et un ans de mariage, elle avait dû collectionner pas loin de quatre-vingts amants.
— Mais tu n'es pas moi. Tu prends la baise au sérieux, conclut-elle.
Quelque part dans le Sud profond, il existe une tradition séculaire qui enseigne aux jeunes filles mille et un trucs pour séduire –lèvres entrouvertes et légèrement humectées avides de fellation, art du décolleté plongeant… Une fois qu'elles ont appris à maîtriser tous les stratagèmes, elles ont carte blanche et peuvent tenir en public les propos les plus lestes, voire les plus obscènes, avec la certitude qu'ils seront jugés infiniment plus séduisants que les battements de cils prudes des jeunes filles vertueuses.
— Remarque, il n'y a rien de mal à prendre la baise au sérieux, si ce n'est que c'est terriblement ennuyeux.
— Faux, rétorquai-je histoire de lui tenir tête, alors que, au fond, je savais que Nancy avait raison, que j'avais laissé bêtement passer mes meilleures années et qu'aujourd'hui je ne pouvais guère espérer trouver mieux qu'un postmoderne comme Geoff et sa coupe au bol. Et puis de toute façon quel est le problème, dès l'instant que Nel son n'arrive plus à la garder en l'air sans l'aide d'un derrick ? Qu'y aurait-il de mal à ce que nous nous voyions ? Note bien, ça n'est pas mon intention.
— Le problème, c'est que tu es trop vulnérable ces temps-ci.
— Je vais beaucoup mieux.
— Dois-je te fredonner la valse de La Veuve joyeuse ?
Elle jeta un dernier coup d'œil à la maison puis, saisissant une branche morte, la ficha en terre d'un geste sec : enfin, elle avait trouvé l'emplacement de son belvédère !
— Tu as perdu ton mari. Il est mort. Tu aurais pu le perdre à cause d'une jeunette de vingt ans et des poussières avec des petits nénés fringants et un diplôme de Harvard. Résultat, tu ne peux pas le haïr sans te sentir coupable, domaine dans lequel, étant juive, tu es imbattable. Et tu l'as perdu… comme ça, fit-elle en claquant des doigts. Quels qu'aient pu être tes sentiments pour lui, tu n'as pas fini d'en faire ton deuil. Encore, si tu te dégotais un petit étalon à la braguette bien garnie, je ne dis pas. Mais pour l'amour du ciel, pas ce ringard de flic qui ne peut rien t'offrir de plus que ses états d'âme, ses per formances de quinquagénaire au plumard et un verre de Champagne au Jour de l'An. Franchement, tu mérites mieux.
Elle tira d'un coup sec sur la branche pour l'ôter de terre et reprit son chemin.
— Oublie ce flic.
— Je l'oubli.
— Et le meurtre avec.
Vingt-quatre heures plus tard je me présentais chez Greg Logan.